Réflexion Exégétique sur la Parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 25-37)

La quête primordiale d’un docteur de la Loi concernant les conditionssine qua non pour l’accession à la vie éternelle a engendré une série d’interrogations dont l’évangéliste Luc s’est fait le dépositaire au travers de la parabole du Bon Samaritain. « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » ; « Qu’a donc prescrit la Loi à ce propos ? » ; « Qui est véritablement mon prochain ? » ; et, in fine, « Lequel des trois s’est montré le prochain de l’infortuné ? » Ces questions jalonnent l’échange entre les deux protagonistes essentiels de cet épisode : le docteur de la Loi et Jésus. Les deux premières, portant sur l’héritage eschatologique et la définition du prochain, sont imputables au légiste ; les deux dernières, à la sagacité de Jésus. Puisque la parabole du Bon Samaritain constitue la réponse magistrale à la seconde interrogation du docteur de la Loi, c’est sur le thème de la Proximité que se portera toute notre attention, pour, en épilogue, rebondir sur l’essence de la vie éternelle.


I. De l’Aspiration à l’Éternité à l’Interrogation du Prochain

Le point de départ fut l’ardente aspiration à la vie éternelle qu’exprima ce docteur de la Loi. À l’instar du jeune homme riche, tout aussi préoccupé par cette question, la réponse de Jésus résida dans un renvoi immédiat à la Loi. La nuance entre la réponse du docteur de la Loi et celle du jeune homme riche tient au fait que ce dernier s’était contenté des préceptes formulés négativement – les interdictions morales – tandis que le légiste, pour sa part, se focalisa sur ceux qui sont énoncés positivement. Plutôt que d’en faire l’énumération exhaustive, il n’en retint que deux, lesquels constituent le double pivot de la Loi : l’amour de Dieu et celui du prochain. Jésus valida cette synthèse et, comme avec le jeune homme, l’exhorta à sa mise en pratique concrète.

Désireux d’approfondir la portée de l’exigence, le docteur souleva alors la question cruciale de la définition de son prochain. Cette interrogation suscita la narration de la parabole, à l’issue de laquelle Jésus renversa sémantiquement la question initiale du légiste, demandant : « Qui, parmi les trois hommes ayant vu l’infortuné, s’est fait proche de lui ? » Ces deux questions ne s’inscrivent point dans le même registre et n’ont assurément pas la même signification profonde. C’est à la révélation de leur sens intrinsèque et à leurs implications spirituelles que nous allons désormais nous consacrer.


II. « Qui est mon Prochain ? » : L’Étonnement et les Limites Humaines

Que cette question soit soulevée par un docteur de la Loi – un expert en l’exégèse des Écritures – n’est pas sans surprendre. Elle met en lumière la difficulté foncière que l’humanité éprouve à aimer son semblable. L’on se serait davantage attendu à l’interrogation portant sur la connaissance de Dieu, être transcendant, invisible et, par essence, imprévisible. La connaissance humaine passe en effet par le sensible, le visible et le palpable. Or, l’humain est revêtu de ces qualités : il est proche, visible et, dans une certaine mesure, prévisible.

Puisque notre accès à la connaissance de Dieu n’est garanti que par le chemin de la Foi, l’aimer n’est pas, non plus, une chose aisée. D’ailleurs, même par cette voie spirituelle, l’amour de Dieu, que l’on ne peut voir, ne peut se traduire qu’à travers l’amour de l’humain visible. L’amour de Dieu et l’amour du prochain constituent les deux faces indissociables d’une même pièce. L’un ne saurait subsister sans l’autre, comme le reconnut le légiste lui-même en citant ces deux commandements. Saint Jean abonde dans ce sens dans sa première épître :

« Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, il est un menteur ; car celui qui n’aime point son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? » (1 Jn 4, 20)

Ce précepte contraste fortement avec la réduction de l’amour divin à la stricte observance des lois. La question est de savoir si le légalisme seul suffit à connaître et à aimer Dieu, à moins que la Loi ne soit l’expression la plus profonde de Sa Parole. Or, l’histoire révèle qu’à côté de la Parole révélée, les Juifs avaient multiplié des lois souvent contraignantes, allant parfois jusqu’au mépris de l’humain. Si l’on accédait à l’amour de Dieu par l’interprétation, l’enseignement et la pratique des lois, l’on serait en droit de conclure que, pour un docteur de la Loi, l’amour de Dieu était déjà assuré par sa fonction même.

Pour eux, l’observation scrupuleuse des lois et l’offrande de sacrifices étaient l’unique voie pour obtenir la vie éternelle. On comprend dès lors que, pour ce légiste, la question de l’amour de Dieu n’était point une préoccupation ; elle semblait facile par la seule contrainte de l’observance. Cette facilité reposait sur la transcendance de Dieu : comment atteindre l’Être si lointain, sinon par l’unique chemin de la loi, constituant l’unique preuve d’amour envers Lui ? En revanche, si l’amour de Dieu par la Loi est une évidence, il n’en est pas de même pour l’amour du prochain, en raison de sa proximité et des investissements personnels qu’elle implique.

Jésus, en son temps, réagit avec vigueur contre cette manière d’appréhender la relation avec le Divin. Dans sa perspective, le respect de la Loi se doit de concourir à l’élévation de l’autre et non à son abaissement. Si l’observance d’une règle conduit à la non-assistance à personne en danger, cette loi éloigne alors son observateur de Dieu. Toute Loi qui s’exerce au détriment de l’accomplissement, de la dignité ou des droits humains est injuste et mauvaise, car elle contredit sa vocation même. C’est pourquoi Jésus les a parfois enfreintes, proclamant que la Loi est faite pour l’homme, et non l’inverse (Mc 2, 27). « Ce ne sont pas les sacrifices que je désire, mais la miséricorde. » (Mt 9, 13 ; Os 6, 6).

Son opposition au légalisme outrancier et au ritualisme stérile est illustrée par l’indifférence du Lévite et du Prêtre : ayant respecté la loi de pureté, ils se sont volontairement éloignés du misérable. Même les prophètes de l’Ancien Testament s’étaient élevés contre une pratique de la Loi sans incidence positive sur l’humain (Is 1, 14-17). Saint Paul, à la suite du Christ, insistera sur le fait que la Loi, bien que bonne, ne saurait justifier l’homme devant Dieu. Seule la Foi en Jésus-Christ détient ce rôle eschatologique.


III. Le Renversement de la Question : De l’Exclusion à la Proximité Agissante

Il convient, au regard de ce qui précède, de saisir le sens profond de la question du docteur de la Loi pour comprendre le renversement sémantique opéré par Jésus.

Telle qu’elle est formulée (« Qui est mon prochain ? »), la question recèle déjà un germe d’exclusion. Elle sous-entend que le prochain n’est pas tout le monde, mais seulement ceux qui répondent à des critères d’appartenance définis par les humains (culture, race, religion, langue, idéologie). Elle privilégie l’idée de proximité d’affinité. Sans ce lien commun, l’autre n’est pas considéré comme un « prochain » et n’a pas droit à notre bienveillance. De ce point de vue, la réponse à cette question mène inéluctablement au particularisme, à l’exclusivisme et à l’exclusion. Au fond, le docteur demandait : « Suis-je tenu d’aimer ceux qui ne sont pas de mon entourage, de ma communauté, de ma famille ? »

Le drame est que l’amour n’est pas garanti même au sein de la fratrie (Caïn et Abel ; Joseph vendu par ses frères). Les critères humains ne sont pas toujours de nature à rapprocher de Dieu. La défaillance du Prêtre et du Lévite devant leur propre compatriote juif en est la preuve éclatante : ils ont privilégié la loi religieuse au détriment de la personne humaine.


IV. « De qui suis-je le Prochain ? » : L’Amour Universel et la Responsabilité Éthique

Le parcours argumentatif démontre que, du point de vue divin, tous les critères humains faillissent. Pour Dieu, l’unique critère qui vaille demeure tout être humain en tant que Sa créature. C’est pourquoi Jésus retourne l’attention vers soi-même. Plutôt que de s’interroger sur qui peut être mon prochain (attention portée aux autres), Jésus nous enjoint à nous demander : « De qui dois-je me rendre, me montrer proche ? »

La réponse, tirée de la parabole, est sans équivoque : de tout humain, créature de Dieu, où qu’il soit. Jésus nous institue tous responsables les uns des autres. Emmanuel Levinas lui emboîtera d’ailleurs le pas en fondant la responsabilité éthique sur la rencontre du Visage de l’Autre.

La parabole du Bon Samaritain inaugure une vision nouvelle de la fraternité. En brisant les critères d’appartenance qui dressent des frontières, elle fait basculer la notion de fraternité du niveau restreint (biologique, national, tribal) au niveau de la fraternité universelle. L’amour auquel Dieu nous convie transcende l’amour naturel et particulier pour s’étendre à l’amour universel :

« Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent… afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux. » (Mt 5, 43-45)


V. Le Dépassement de Soi et l’Héritage de la Vie Éternelle

Si l’amour de Dieu nous invite à cette large ouverture sans borne, il nous appelle également au dépassement du naturel, de l’humain et de notre égo pour nous hisser au niveau transcendantal, divin.

Avoir la Foi, c’est accepter cet appel permanent au dépassement de notre nature pour s’élever au niveau de Dieu. Il n’est point possible, humainement parlant, de prétendre rayonner de l’amour divin en demeurant cramponné à notre égo. Croire, c’est déjà plonger dans la surnaturalité, dans l’éternité de Dieu.

Le Bon Samaritain de la parabole est, au fond, une figure allégorique du Christ lui-même, dont l’amour débordait les limites imposées par la religion de son temps. Il accueillait et pactisait avec les pécheurs, purifiait les lépreux, transgressant les interdits de contact. Il fut l’Homme et le Frère de tous.

La Vie Éternelle, qui consiste à vivre de l’éternité de Dieu, commence dès ici-bas par le dépassement de notre égo. Le Samaritain, faisant fi de l’antagonisme historique avec les Juifs, s’est totalement investi pour l’infortuné. Toute spiritualité authentique et bien vécue dépend de ce dépassement, de ce vide intérieur qui permet de se hisser et de se remplir du Divin, toujours par et avec la Grâce.

C’est à une profonde spiritualité agissante, mais fondée sur l’intériorité et le don de soi, que la parabole du Bon Samaritain convie chaque homme.

Denis KIALUTA


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